Article de Sebastien Loghman initialement publié dans Mondes Heureux

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Mes doigts sur le clavier ont dĂ©rapé  Au lieu d’écrire ‘dessin’, j’ai Ă©crit ‘destin’.

Si un robot avait des mains mĂ©caniques et les utilisait pour taper sur mon ordinateur, cette erreur aurait eu statistiquement moins de chance d’arriver. Si le signal avait Ă©tĂ© envoyĂ© par ondes (car il serait laborieux de donner des mains Ă  une machine pour communiquer avec une autre), encore moins de chance
 C’est le destin de l’homme et la machine.

Pour réaliser ses dessins, le processus de Nicolas Guillemin est au moins aussi absurdement riche en étapes. Ainsi, il a fabriqué une machine à dessiner.

En amont, il modĂ©lise sur son ordinateur une scĂšne en trois dimensions, Ă  partir de modĂšles stĂ©rĂ©otypĂ©s d’humains et d’espaces prĂ©fabriquĂ©s, qu’il rĂ©colte sur Internet. Ici par exemple, il assemble sur un logiciel de 3D, l’enfant et la femme dans le dĂ©cor de train. Il met cet environnement 3D en deux dimensions. Ensuite, comme le maĂźtre apportant la touche finale sur l’ouvrage de son disciple, il dessine dans un autre logiciel de nouveaux Ă©lĂ©ments puis ajoute un tramage aux valeurs d’ombres.

 

La machine Ă  dessiner de Nicolas Guillemin
La machine Ă  dessiner de Nicolas Guillemin

AprĂšs l’assistant virtuel, entre en scĂšne l’assistant mĂ©canique : la machine Ă  dessiner. Cette machine qu’il a assemblĂ© lui mĂȘme est capricieuse. InconvĂ©nient pour l’industrie, avantage pour l’artiste : ses humeurs rendent chaque dessin unique.

Enfin, l’ultime Ă©tape, Nicolas Guillemin retouche le dessin Ă  l’encre de Chine. Directement de sa main sont nĂ©s le vieil homme assis et les deux personnages qui tendent les bras dans l’icĂŽne en bas Ă  gauche. Ils n’ont pas de volume, ce qui leur donne un aspect conceptuel qui contraste avec le reste de l’image et son ambiance lumineuse plus immersive.

En somme, une vĂ©ritable collaboration artistique entre l’homme et la machine, oĂč chacun a apportĂ© son style.

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La mise en valeur de la femme et l’enfant focalise sur eux l’attention et leur donne un statut de protagonistes. Voyons donc ce qui se trame


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C’est l’étĂ©. La femme et l’enfant quittent une ville Ă©tendue surplombĂ©e par un bĂątiment saillant, sous un ciel sans nuage. Peut-ĂȘtre Marseille, peut-ĂȘtre un port, un lieu de rencontres
 Cette jeune femme pourrait ĂȘtre la mĂšre de l’enfant qui l’accompagne, mais tout aussi bien la grande sƓur. On devine qu’elle en est responsable. On la sent sur le qui-vive et dĂ©terminĂ©e. Son corps tendu et les mains posĂ©es du bout des doigts sur la table, elle laisse l’enfant garder sa maligne menotte sur la sienne. ÉpuisĂ©, Ă©talĂ© de tout son corps, l’enfant s’abandonne Ă  sa surveillance.

Pourtant elle ne s’en prĂ©occupe pas. Ils sont tous deux plongĂ©s dans leurs mondes intĂ©rieurs respectifs.

 

DerriĂšre elle, un vieil homme Ă©trange, spectral, assis prĂšs de son ordinateur. Il regarde le paysage mais sa bouche entre-ouverte suggĂšre qu’il pourrait bien ĂȘtre en train d’haleter ou de parler. Parler seul ? Ou peut-ĂȘtre s’adresse-t-il Ă  son ordinateur? Ordinateur Ă  qui il tend la main; mais son regard porte ailleurs, tel un voleur qui dĂ©tournerait l’attention. Les contours de son visage, indĂ©finis, les proportions de son corps
 Tout en sa prĂ©sence est dĂ©rangeant.

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Vu son Ăąge avancĂ©, l’inachĂšvement graphique le rend louche. N’a-t-il pas eu le temps de se construire aprĂšs toutes ces annĂ©es ? Ou au contraire, serait-il en dĂ©composition ? Nicolas Guillemin m’a appris que dans le Tarot, l’ombre reprĂ©sente l’aspect nĂ©gatif et que cet homme serait l’ombre du dessin, ‘sa partie problĂ©matique’. Et si sa main tendue vers l’ordinateur Ă©voquait son abandon du rĂ©el, comme s’il se dĂ©matĂ©rialisait sous nos yeux en direction de l’ordinateur ? Un transfert d’ñme vers le virtuel ?Dans son processus de crĂ©ation, Nicolas Guillemin joue sur les paradoxes. La femme et l’enfant, des ĂȘtres tout en corporĂ©itĂ©, sont nĂ©s d’une machine. L’homme en quĂȘte d’immatĂ©riel, un personnage au trait vivant mais sans Ă©paisseur, est nĂ© de la main d’un homme. Trois gĂ©nĂ©rations reprĂ©sentĂ©es en deux dimensions d’aprĂšs un espace tridimensionnel. Et cet objet a Ă©tĂ© en partie ‘gĂ©nĂ©ré’ par ordinateur afin de retranscrire cet espace mental. De fait, ce dessin met en jeu la perspective.L’aspect ludique du travail de Nicolas Guillemin est apprĂ©ciable. Qu’il s’agisse de jeux linguistiques ou conceptuels, il constitue des Ă©nigmes dont le processus mĂȘme de rĂ©solution offre de nouvelles maniĂšres de voir le monde.À la maniĂšre des cartes de Tarot ou d’une encyclopĂ©die, il propose diffĂ©rents modes de reprĂ©sentation, agencĂ©s dans la composition pour servir le titre ‘IpsĂ©ité’.L’ipsĂ©itĂ© convoque ce qui fait qu’une personne est ou reste la mĂȘme, Ă  un moment donnĂ© ou Ă  travers le temps (Dokic, J. (2019), « IpsĂ©itĂ© », version acadĂ©mique, dans M. Kristanek (dir.), l’EncyclopĂ©die philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/ipseite-a/). À ce propos, diverses questions se posent.Quelles sont les limites des identitĂ©s ici prĂ©sentes ?Si on considĂšre la richesse intĂ©rieure de chacun, autant spirituelle que molĂ©culaire, on peut voir en chaque personne un ensemble. Puis Ă  une autre Ă©chelle, cette femme et l’enfant seraient un ensemble, sĂ©parĂ©ment du vieil homme accompagnĂ© de son ordinateur. Et ces voyageurs du train sont un ensemble plus grand. Enfin, en incluant l’icĂŽne et le logo, le dessin est un ensemble.

 

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L’icĂŽne en bas Ă  gauche figure deux personnages tendant les bras l’un vers l’autre, prĂȘts Ă  s’embrasser. Ils semblent clairement du cĂŽtĂ© de la femme et son enfant, lĂ  oĂč l’homme paraĂźt tournĂ© vers la machine. Leur mouvement suspendu suggĂšre qu’ils ne feront bientĂŽt qu’un. Serait-ce le dĂ©nouement de la scĂšne toute entiĂšre ?

 

Ne pourrait-on pas voir alors, en chacun de ces ensembles, un individu, fait d’harmonie et de contradiction ? Chacun de ces ensembles, s’il est personnifiĂ© en une entitĂ© ‘individu’, est-il lui mĂȘme conscient de son individualitĂ© ? Le mot IpsĂ©itĂ© soulĂšve ces questions, ce dessin les maintient en suspens.

Bien que le logo en haut Ă  droite paraisse abstrait, l’agencement de ses lignes Ă©voque un objet en perspective. Une cage de football, qui plus est, asymĂ©trique?

Objectif spatial que l’on vise, ce but laisserait plus de chance Ă  la balle de s’échapper. Difficile pour un footballeur appliquĂ©. IdĂ©al pour toute personne voulant fuir le terrain battu et transformer l’essai. IdĂ©al pour l’ĂȘtre libre.

Entre deux temps de productibilitĂ©, le train offre un moment pour se ressourcer, se reposer. On peut l’expĂ©rimenter comme un espace rĂ©crĂ©atif. Il offre d’ailleurs un espace-temps oĂč chacun peut se ‘recrĂ©er’.

Ces personnes resteront-elles ce qu’elles sont au bout de ce voyage? L’observateur de l’Ɠuvre de Nicolas Guillemin sera-t-il lui mĂȘme changĂ© ?

Le train est le vĂ©hicule d’un petit destin. On y trouve le mouvement de ceux qui quittent leurs problĂšmes et de ceux qui y restent. Pourtant on ne sait jamais si les voyageurs arrivent ou si ils quittent.

Probablement les deux.

 

Sebastien Loghman


Pour dĂ©couvrir le travail de Nicolas Guillemin, c’est ici : https://mondesheureux.net/

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