J'ai vu l'étendue du travail de Sebastien Loghman et j'en suis impressionné autant qu'envoûté. Il a la capacité de manipuler la réalité et jouer avec chacun de nos sens.

Jonathan Haloossim - directeur d'Astroetic Studio, Los Angeles (États-Unis)

De purs joyaux témoins de notre époque là maintenant, des films où le corps est tranché, traversé, héroïsé, effacé, magnifié, érotisé, virtualisé...

Christian Mayeur, directeur de Mayeur Projects (États-Unis)

Le corps devient un élément scénaristique systématiquement, une sorte de clef de voûte qui va organiser l'intrigue.

Anne Bergeaud - critique d'art, assistante de conservation au Musée d'Art Moderne de Paris

Entretien sur Saison Video (mars 2024)

à propos de Là où naissent les ruines et le cycle Iterative Memories of Cantor Dust Man

par Mo Gourmelon

Mo Gourmelon : A l’occasion de l’élaboration de votre nouveau projet « Là ou naissent les ruines » (2023, ville de Toulouse, Cantor Dust Lab), vous m’avez déclaré souhaiter développer une série qui prolonge l’histoire et l’univers de « Cantor Dust Man » (2009 Le Fresnoy) et le suivant « Puzzle 3D » (2010 avec la Géode). Vous poursuiviez en disant que comme ces deux films vous aimeriez garder la forme expérimentale, hybride, la liberté que vous aviez pour ces projets guidés par des idées plastiques et conceptuelles.

Tout d’abord d’où vient ce nom Cantor Dust plutôt joli et poétique et que l’on sent « fabriqué ». Pouvez vous nous présenter cet ensemble que vous avez nommé « Iterative Memories of Cantor Dust Man » ? Comment « Là ou naissent les ruines » vient-il incarner une suite ?

Sébastien Loghman : Le titre de la série « Iterative Memories of Cantor Dust Man » vient de « Cantor dust » qui signifie, en anglais, « poussière de Cantor ». Cet ensemble mathématique a été « fabriqué », pour reprendre votre expression, par le scientifique du 19ème siècle, Georg Cantor. Il s’agit du premier exemple de fractale de l’histoire des mathématiques. Pour situer, les fractales étaient déjà dans la nature avant d’apparaître dans les maths. Par exemple, prenez le chou romanesco qui apparaît dans mon film Cantor Dust Man : si vous regardez un détail de ce légume, ce détail ressemble au chou dans sa globalité. Ainsi, on retrouve la même structure à différentes échelles. Et c’est vrai aussi pour les montagnes, les flocons de neige et les côtes de la Bretagne.

L’idée de « Cantor Dust Man » consistait à mettre en scène la pluralité d’un être. Le personnage Romanesco y raconte avoir vécu plusieurs vies, et chante qu’un souvenir contient un souvenir qui contient un souvenir, etc… Le film en relief Puzzle 3D en est une suite : le personnage Romanesco a vieilli et cherche dans un souvenir un objet qui manque à sa collection.

Le film « Là où naissent les ruines » traite de la mémoire qui forme l’identité et, comme dans les autres productions d’ « Iterative Memories of Cantor Dust Man », c’est un film très musical dont j’incarne le protagoniste.

On peut donc y voir un épisode alternatif de la série. Il s’agirait d’une vie de Romanesco, parallèle à la comédie musicale « Cantor Dust Man » et « Puzzle 3D ». Romanesco a de multiples lignes de vies et le temps n’est pas si linéaire.

MG : Toutefois, cette série ne comporte pas que des films : elle est née d’un dessin et elle en génère d’autres, ainsi que de la musique. Toutes ces itérations se font écho et se nourrissent conceptuellement.

SL : Tout à fait. Par exemple, j’ai réalisé l’installation de dessins « No Place Like Home » en écho au film « Là où naissent les ruines ».

Elle est composée de deux grands dessins au feutre et à la pierre noire, suspendus dos à dos. D’un côté le profil droit d’un visage, de l’autre, le gauche. Tel une cage, ce visage très géométrique est composé uniquement d’arrêtes aux couleurs de la peau et des cheveux. À l’intérieur de cette « tête cage » se trouve un prisonnier miniature. Pour dessiner ces profils de la « tête cage », j’ai d’abord scanné en trois dimensions ma tête, aplati ce volume en 2D pour le faire dessiner en grand, au crayon, par un ploter (une machine à dessiner de l’artiste Nicolas Guillemin) et j’ai finalement repassé cette esquisse aux feutres de couleurs. Enfin, j’y ai emprisonné le petit personnage, que j’ai dessiné à main levée à la pierre noire.

Cette liberté de passer d’un médium à l’autre est le fondement du cinéma et de la vidéo : une somme de médias qui ne font plus qu’un. Exactement comme de se dire, à l’inverse, qu’un artiste est une personne qui se multiplie. J’adore l’idée d’art total mais aussi le principe transmédia d’un univers étendu par-delà les supports.

MG : « Là où naissent les ruines » met en scène un condamné à mort à qui l’on accorde selon une ultime compassion en quelque sorte une dernière cigarette. D’où vient tout à coup la dimension tragique de ce nouveau projet ?

SL : Jusqu’ici, mon travail a toujours pris naissance dans la mélancolie et l’angoisse. Dans mes films, ce sont les conflits internes des personnages qui jaillissent à l’image.

Mon intérêt pour le sujet de la privation de liberté est né assez tôt. Mes origines iraniennes m’ont sensibilité particulièrement à ce propos. En Iran, mon grand père est mort en prison. Mon père et moi ne pouvons pas aller dans mon pays d’origine au risque d’y être enfermés pour “espionnage”; ou d’autres raisons arbitraires.

En 2013 était rendu public le témoignage de Monique Mabelly sur la dernière exécution en France, en 1977. Dans ce document, la magistrate décrit les ultimes minutes, la situation obscène de ce spectacle, avec une empathie irrésistible. Le condamné fume sa dernière cigarette et il sait qu’à la dernière bouffée, il sera précipité dans la cour des Beaumettes et, comme disait Badinter, il sera « coupé en deux ».

J’ai été bouleversé par ce texte et je m’étais juré de l’adapter. Mais je ne me sentais pas prêt.

Dix ans plus tard, j’expose au Castelet de Toulouse et le projet semble sur mesure car avant d’être un lieu d’exposition, le Castelet appartient au patrimoine, mais pas le plus heureux : c’est une ancienne prison. J’ai donc d’abord écrit quelques versions de scénarios adaptant les dernières minutes du dernier guillotiné de France, Hamida Djandoubi. Peu satisfait d’une adaptation littérale, j’ai passé un an à faire des recherches, me documenter sur la peine de mort et le quotidien des détenus en France, aux Etats-Unis, en Iran...

J’ai ainsi, dans la foulée, écrit le scénario d’un autre projet de film sur le sujet : « Des nuages dans un bocal ».

Contraint par le temps et l’argent, j’ai voulu formuler une expression simple et épurée, ce qui a donné le film Là où naissent les ruines.

J’ai cherché ce que j’avais en commun avec un prisonnier ; pour aller plus loin, ce que nous, les gens de l’extérieur, les « innocents », avons en commun avec un condamné à mort. Il y a d’abord l’intériorité qui s’oppose à l’extérieur, hors des murs, mais aussi qui s’oppose à la persona, notre surface.

Surtout, j’ai ressenti viscéralement le vertige face à la disparition. Nous nous divertissons pour ne pas y penser, mais évidemment elle est imminente, elle nous concerne tous et toutes. Je me suis alors projeté dans cette situation.

MG : Le tintement implacable de l’horloge, il est 4h, la consumation de la cigarette, scandent la durée du film, matérialisent le compte à rebours. Cette fois le corps est contraint après avoir été dans vos précédents films scindé, multiplié à l’infini « fractalisé », traversé. Puis le film bascule dans une autre dimension. On entend : « Qu’est ce que tu feras quand tu sortiras ? ». Noir. Gros plan du condamné. Blanc. Face à cette impossibilité, la liberté et la vie des pensées intérieures luttent-elles contre la mort imminente ? Comment avez vous conçu organisé ces scènes suivantes ?

SL : Le film est structuré en épanadiplose, c’est-à-dire qu’il se boucle sur lui-même, il finit sur le même plan vide de la chaise et l’horloge, comme une remise à zéro du compteur. À la fin du film, la place est libre pour le prochain.

Il commence par une entrée de champs, exactement comme au théâtre. Ceci fait référence aux dernières minutes des condamnés à mort aux Etats-Unis. Encore aujourd’hui, une séance américaine a lieu en journée pour permettre aux visiteurs d’y assister. Ainsi peuvent venir la famille du condamné et celle de la victime. En France, des années 1940 (fin des exécutions sur la place publique) à 1977, cela avait lieu face à une dizaine de professionnels du monde carcéral, de la justice, du personnel religieux… Bref, face à des spectateurs, mais avant le lever du soleil, comme une chose honteuse que l’on cachait dans les coulisses de la justice, entre gens du métier.

En France toujours, durant ses dernières minutes, le condamné avait les mains liées et on l’asseyait sur une chaise devant son public.  Puis venait le rituel de la cigarette et, spécialité française, le verre de rhum.

Dans mon film, les mains des surveillants, qui semblent maintenir (ou soutenir) le condamné, évoquent une situation durant les exécutions américaines. Il arrive ainsi que des surveillants contiennent le condamné pendant que d’autres le sanglent sur son lit d’exécution.

En somme, mon film mixe les références françaises à celles des Etats-Unis pour toucher à une forme plus allégorique. Le mélange, l’hybridité, l’impureté font parti de mon travail. Les inspirations américaines viennent du fait qu’une partie de ma famille vit là bas, j’y ai étudié et je trouve la culture française encore fortement sous influence américaine.

Au bout du compte, nous ne savons pas à quelle époque le film se situe et nous ne connaissons pas l’objet de la condamnation. Ce qui demeure, c’est l’humain.

À partir du moment où il fume, le condamné part dans ses pensées. La réminiscence d’une voix féminine (« Qu’est-ce que tu feras quand tu sortiras ? »), enclenche le flot. Ses pensées représentent-elles une réponse littérale, que ferait-il s’il pouvait sortir ? Sont-elles des souvenirs ? Peu importe. Tout imaginaire n’est qu’une adaptation mémorielle, projection vers devant en prenant appui sur avant.

Mais surtout, ce qui est extérieur à la prison est devenu pour lui une virtualité : avant, pendant et après.

MG : Justement j’aimerais vous lire sur l’adéquation des pensées intérieures avec les images virtuelles. Comment ont-elles été façonnées. Cette impression que l’on a de flotter entre souvenirs ou rêves. Vous pourriez aussi aborder la relation avec la musique, que l’on n’a pas encore évoquée.

SL : Pour les images mentales du film, j’ai voulu des lieux et personnes évoquant des aspects importants d’une vie qui pourraient manquer au détenu. Être en extérieur, dans la nature ou en ville ; l’amour, les amis, la famille…

Pour cela, j’ai capturé des scans 3D. J’ai choisi un rendu 3D en « fils de fer », ce qui peut évoquer une cage bien sûr, mais aussi une toile tissée par la mémoire.

Je tenais aussi à ce que les couleurs demeurent sur ces arrêtes, pour qu’on ressente toujours une immersion dans un espace qui a existé.

J’ai gardé les imperfections de ces captations 3D. Mon but est de jouer sur l’ambiguïté de ces espaces virtuels. Dans leur fabrication, ils sont des empreintes inachevées de la réalité. Pourtant, dans le contexte du film, ils sont aussi des ruines. Par exemple, il y a un espace intérieur où l’on peut entendre du vent qui s’engouffre par les « trous » dans les murs. Ces trous sont des artefacts du scan 3D. Des arbres en extérieur, il ne reste souvent que des troncs. La chambre finit par disparaitre, se désintègre et s’éloigne de nous dans le néant.

Concernant la musique de mes films, ce sont les émotions qui guident ma composition. La mélodie prime, le rythme suit. Elle a une part importante dans la série « Iterative Memories of Cantor Dust Man ». C’est flagrant dans la « comédie musicale » pour soliste, Cantor Dust Man.

J’ai l’impression que notre rapport à la mélodie est d’abord culturel. Pour ma part, j’ai été formé au classique, puis j’ai joué de la batterie dans des groupes de rock, chanté dans d’autres et finalement j’ai mené mon projet musical solo. Depuis mon film « Puzzle », je produis mes musiques de film en improvisant sur un instrument (piano, guitare…) face à l’image. Ensuite je fixe l’improvisation en la rejouant, parfois à l’identique. Enfin, j’arrange si j’en ressens le besoin, j’ajoute d’autres instruments… Je suis donc d’abord spectateur de mon montage et j’exprime cet état par la musique.

En général, la musique m’aide à traduire les sensations du personnage. Souvent il est d’ailleurs personnifié par un instrument. Dans Cantor Dust Man, c’est le piano et sa richesse chromatique qui fait écho aux multiples visages (c’est un instrument orchestre en soit, ce n’est pas pour rien qu’il est la base de beaucoup de compositeurs).

Dans Là où naissent les ruines, la guitare est l’instrument que je trouvais à l’échelle du prisonnier. Ici, globalement la musique flotte, elle est en suspension, comme la vie du condamné durant cet instant.  Dans un principe d’épure, j’ai préféré qu’elle soit éthérée, pleine de réverbération. Une note fait écho à l’autre, à l’octave par exemple, créant une sensation d’équilibre… Cela produit un paradoxe. Nous savons être face à un drame. Pourtant, beaucoup de condamnés à mort se sont préparés à la mort et partent sereins.

Et malgré cela, des arpèges obsessionnels tournent sur eux même comme une vis qui approfondit là où peut-être, on préférerait rester en surface.

Une ritournelle qui rappelle à la réalité.

Article dans la revue ‘Parcours des arts Sud et Espagne' nº 76

à propos de l'exposition personnelle au Castelet de Toulouse

Texte de Yann Le Chevalier (2023)

 

VERTIGE DE LA MORT

EN PARALLÈLE À L'EXPOSITION DOCUMENTAIRE 'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT' (la dernière exécution en France date de 1977)

Sébastien Loghman aborde des questions qui ne lui sont pas familières. Étonnamment, il trouve des similitudes entre l'artiste et le prisonnier : « L'artiste est souvent isolé et inversement certains prisonniers deviennent artistes. En fait, tous deux sont voués à l'introspection pour mieux comprendre qui ils sont. » Dans son film La Dernière Cigarette, Loghman met en scène les pensées d'un condamné.

Les images de la réalité deviennent des dessins « faits machine » avec des maillages simulant les reliefs de scènes dont l'atmosphère oscille entre inachevé et ruine, mémoire et oubli. Des images de vie quotidienne et de rêve Le dessin à double face qui accueille le visiteur montre un homme dessiné à main levée intégré dans un visage issu d'un scan en 3D : ici, le vivant s'oppose à la contrainte, la réalité fait face au virtuel.

Catalogue ‘Histoires vraies’

MAC VAL - musée d'Art contemporain du Val-de-Marne

Texte de Sarah Ihler-Meyer (2022)

Il y a des fictions vitales, dont celles qui donnent une unité à une multiplicité d’éléments autrement épars. C’est notamment le cas de la notion du « moi », entendu comme « sujet » identique à lui-même, stable, permanent et non contradictoire. L’on sait, depuis l’avènement de la psychanalyse, que celui-ci est en réalité divisé entre conscient et inconscient, mû par des pulsions contradictoires et des affects ambivalentsPrécisément, cette notion est au centre du travail de Sebastien Loghman, à la fois musicien, plasticien et cinéaste.

Ainsi de son cycle intitulé Iterative Memories of Cantor Dust Man depuis 2003. Celui-ci a commencé par la réalisation d’un autoportrait dessiné en 2003 (Envisager), représentant le visage de l’artiste constellé d’une myriade de petits visages schématiques. Il préfigure le personnage de Romanesco, double fictionnel de Sebastien Loghman empruntant son nom au chou romanesco, un légume dont la structure fractale aux motifs similaires à toutes les échelles – rejoint l’idée d’une multiplicité formant une unité. Joué par l’artiste, Romanesco apparaît dans deux courts métrages musicaux. Le premier, réalisé en 2009 (Cantor Dust Man), le montre dans un appartement tiré au cordeau, tel un décor de théâtre aux couleurs vives et chaudes, en train de déguster une soupe de chou romanesco : à peine introduite dans sa bouche, celle-ci lui rappelle son enfance. Accompagné d’une musique qu’il a lui-même composée, il chante alors le sentiment d’étrangeté qui le saisit, ne se reconnaissant plus dans cette période, tandis que son visage se subdivise en une foule de visages eux-mêmes subdivisés en d’autres visages, toujours à son image.

À cette mélopée lancinante répond un second court métrage, Puzzle 3D, tourné en 2010. On retrouve ici Romanesco vieilli, devant une boîte à souvenirs dont l’un des objets a disparu. Tandis qu’il s’immerge dans un bain, un souvenir de sa jeunesse remonte à la surface : un pique-nique au bord d’une rivière, dans les années 1960, au cours duquel l’une des deux femmes qui l’accompagnent lui offre un coquillage fossilisé. Ce dernier apparaît alors entre ses mains vieillies et trouve sa place, dans son petit compartiment en bois. Si, dans le premier film, les processus de la mémoire démultiplient Romanesco en une kyrielle de facettes, dans le second, au contraire, ces processus réunifient des fragments de vie disjoints. Soit deux opérations a priori opposées mais qui dévoilent, l’une comme l’autre, la nature fictionnelle du « moi », ou plutôt le « moi » comme « fixion ». Contraction des mots « fiction » et « fixation », le terme « fixion » a été inventé par Jacques Lacan pour désigner les fictions que l’on a-colle au réel lorsque celui-ci échappe. Une fixation néanmoins plastique, sujette à transfigurations.

Portrait dans le Quotidien de l'Art

‘Sebastien Loghman-Adham, homme orchestre’ de Juliette Soulez (2022)

Extraits :

"Les nouvelles technologies sont des opportunités de créer un monde d’images rémanentes immergeant le spectateur dans les univers parallèles de la mémoire intime ou personnelle et d’imaginaires colorés mais inquiétants au sens freudien. Les cycles, selon ses mots, de son travail sont à la fois une manière de classer ses œuvres et d’ajouter chaque fois une fenêtre nouvelle à des thèmes qu’il ne cesse d’explorer.

Comme avec un kaléidoscope, il construit une œuvre multi-canal, labyrinthique et polymorphe qui a déjà été de multiple fois primée, exposée ou diffusée dans le monde et où il se met en scène et s’expose, ou compose des rôles pour des acteurs dans des fictions cinématographiques.

[...] L’insistance et la répétition des motifs de l’inquiétante étrangeté et la dérision, puisent dans des mondes invisibles comme la mémoire ou le fantastique (qu’il connaît bien pour avoir notamment longtemps travaillé autour de Lovecraft et la réalité virtuelle). Et comme les Portraits 2020 de travailleurs de la culture qu’il a réalisés au crayon pendant le confinement jouant sur le masque et l'invisibilité du visage, le dessin a une place souvent initiale dans son travail.

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Conférence au SILENCIO, Paris

En conversation avec Violaine Boutet de Monvel, critique d’art (2019)

Conférence à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris

conversation avec Isabelle Danel, critique de cinéma (2010)

Extrait vidéo à propos de Puzzle 3D

Extrait vidéo à propos de Je ne connais pas d’Alice

Article dans la revue Archée (CANADA)

Bertrand Gervais

Le Sommeil - Sebastien Loghman
Le Sommeil de Sebastien Loghman au Centre Pompidou

On comprend que la force de l’œuvre hypermédiatique de Sébastien Loghman, Adam’s Cam, repose sur les effets d’interactivité qu’elle suscite.

Le dispositif est d’une grande simplicité, du moins en apparence. La fenêtre du fureteur est entièrement noire, sauf pour un rectangle en son centre, une fenêtre enchâssée de teinte sépia, où l’on voit d’emblée une femme nue étendue sur un drap. Elle est photographiée en plan américain, l’on ne voit que le haut de son corps, son tronc, sa tête et ses bras. Elle dort sur le ventre et son visage nous est caché. L’image, elle aussi, est d’un grand dénuement. Le mur du fond est anonyme, sans aspérité, et aucun accessoire n’est présent qui pourrait permettre de dater la scène. Nous sommes face à une représentation minimale : une femme nue couchée et endormie. Nous n’en saurons pas plus. Les seules informations disponibles sont révélées par une ligne de texte sous la fenêtre de l’image. Or, ce sont nos propres déterminations spatio-temporelles qui sont affichées. Nous voyons en effet écrit en rouge sur fond noir l’heure exacte de notre visite sur le site ainsi que le jour, la date et l’année.

SUITE DU TEXTE

L’effet de présence surgit quand, avec la souris, on fait passer le curseur sur l’image. La colophon habituel des fureteurs se métamorphose en un très discret faisceau, qui semble inspiré des logiciels de traitement de l’image. L’immobilité de la femme est rompue quand subitement, à l’aide du curseur, on clique sur son cou ou sur toute autre partie de son anatomie. La dormeuse s’éveille légèrement, elle se déplace. L’inanimé s’anime. Comme un djinn, on parvient discrètement à perturber son sommeil, l’amenant à se mouvoir, à allonger le bras ou à se mettre sur le ventre. Sous la pression d’un doigt, on l’incite à se lever sur ses avant-bras, avant de se laisser retomber. Les mouvements sont peut-être irréguliers et il faut un certain temps avant de les maîtriser, mais il n’y a pas de doute, ce sont nos déplacements de souris qui l’animent, ce sont nos gestes qui la poussent à se tortiller sur sa couche. Mais dort-elle vraiment? Rêve-t-elle? Sait-elle que c’est nous qui l’incitons à réagir, comme si nous la chatouillions? Sa vulnérabilité – son sommeil est entre nos mains – la rend désirable. Et l’absence de déterminations spatio-temporelles (où est-elle? d’où vient-elle? où sommes-nous?) incite à nous investir, à combler cette absence avec nos propres déterminations. Nous reterritorialisons la scène, projetant sur ce monde nos propres données. Ce temps est le nôtre, ce lieu est celui que nous souhaitons qu’il soit, ce qui accentue notre adhésion à cette représentation.

L’effet de présence est assuré par cette interactivité qui lie nos désirs et ses mouvements. Si les limites du dispositif numérique sont rapidement atteintes, l’impression laissée lors de la découverte de l’installation confirme initialement l’efficacité de l’illusion produite. L’interactivité accentue l’effet d’immédiateté qui assure la transparence de la représentation, et le jeu des mouvements qui se répondent renforce la singularité de l’expérience. L’illusion, comme tout jeu sur les apparences, est précaire et cède vite à un examen approfondi. Il convient pourtant, avant d’en montrer les limites, d’examiner les forces du dispositif et sa façon de participer au mythe d’un cyberespace capable de transcender la représentation.

D’entrée de jeu, le titre de l’œuvre participe à cette logique de la mythification. Adam’s Cam, c’est-à-dire rien de moins que la webcam d’Adam, ce que regarde le premier homme sur terre, ce qu’il parvient à enregistrer avec sa caméra numérique. Évidemment, si la webcam appartient à Adam, cette femme endormie ne peut être qu’Ève, la toute première femme. En l’animant nous-même à l’aide du curseur, nous nous mettons dans la position d’Adam, nous adoptons son regard, nous moulons nos intentions aux siennes.

Mais quelle est la nature de ce regard? Est-il innocent ou impur? Sa nature dépend en fait du moment et du lieu de la relation. Il est ainsi innocent si Ève dort dans le Paradis terrestre et il l’est beaucoup moins si elle en a déjà été chassée, si elle a déjà goûté, et nous aussi, au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et tout indique que le couple a depuis longtemps quitté l’Éden. Car la lentille de la caméra engage nécessairement à une objectivation et à une érotisation du corps d’Ève. Elle ne fait pas que dormir, elle s’offre au regard, elle se laisse désirer, sa nudité est une invitation au voyeurisme. Si elle reste innocente en son for intérieur, le regard que l’on pose sur elle ne l’est pas. Il a été construit et il n’a plus rien de vertueux.

Quoi qu’il en soit, la symbolique de cette relation primordiale ne peut nous échapper : nous sommes à l’origine du monde, au début de l’humanité. La fenêtre s’ouvre sur un mythe des origines. Et l’œuvre se sert de cet imaginaire pour sur-déterminer la singularité de son expérience, son caractère transcendant, et favoriser l’efficacité de ses effets de présence. Il est fascinant de remarquer qu’à l’imaginaire de la fin (fin de l’histoire, de la distance et du politique) auquel est lié le cyberespace, pour Vincent Mosco, répond l’imaginaire des origines de l’œuvre de Loghman.

Il va de soi que ces deux imaginaires sont complémentaires : la fin du monde n’est jamais que le prélude à une origine, à un nouveau monde qui vient remplacer l’ancien. Les fins et les origines se chevauchent et se redoublent, parce que toutes deux sont les points saillants d’une situation de transition, d’un espace frontière où ce qui est sur le point de disparaître passe le relais à ce qui commence à apparaître. Le Temps de la fin, tout comme le Temps des origines sont des exemple du Grand Temps, au sens de Mircea Eliade, des temps de crise qui imposent leur propre temporalité et logique événementielle. Ces temps favorisent les apparitions, les merveilles et les prodiges, tels des êtres inanimés qui s’éveilleraient sous la pression des doigts. Les signes y jouent un rôle prépondérant car ce sont eux qui annoncent les vérités à venir.

La convocation d’un tel imaginaire dans Adam’s Cam favorise les effets de présence, qui reposent justement sur le discontinu et l’éphémère, sur cette singularité que l’urgence de la crise surdétermine. La merveille d’une femme qui réagit à nos désirs, malgré la distance que l’écran de l’ordinateur impose, est décuplée du fait qu’il s’agit de la toute première femme et que cette relation qui se noue entre elle et nous est potentiellement le début d’un nouveau monde, d’une nouvelle réalité. Notre union est à l’origine d’un monde hybride, entre le biologique et le numérique. Si, comme on a dit plus tôt, ce temps est le nôtre, il s’est transformé au contact de la dormeuse : ce n’est plus le quotidien, c’est un temps transfiguré, le temps mythique des origines.

Mais le titre de l’œuvre n’a pas qu’une dimension mythique, qui lui assure une crédibilité instantanée, il est aussi l’expression d’une importante fonction poétique, au sens donné à ce terme par Roman Jakobson. « Adam’s Cam » est une paronomase, figure de style qui rapproche des paronymes. L’exemple canonique, exploité par Jakobson, est « I like Ike ». Une telle paronomase attire l’attention sur sa propre composition, réflexivité qui est au cœur de la fonction poétique. Or une telle fonction va à l’encontre d’une recherche de l’illusion de présence qui requiert que le média se fasse transparent et s’efface au profit de l’objet représenté dont l’immédiateté est ainsi encouragée. Tout l’intérêt de l’œuvre de Loghman vient justement de cette ouverture qui est faite à des modalités d’une appropriation intensive, qui ne se contente pas des seuls effets de présence suscités, mais entend revenir sur les procédés impliqués et mener une réflexion sur la représentation en tant que telle. La paronomase nous y mène directement, de même que le quasi-homonyme qu’on ne tarde pas à discerner dès que notre attention se porte sur la composition du syntagme plutôt que sur son sens. De fait, rien n’est plus proche phonétiquement de la webcam d’Adam, Adam’s Cam, que l’arnaque du même homme, Adam’s Scam. La prononciation est presque identique et seule une oreille attentive peut discerner la caméra de l’arnaque, le cam du scam. L’allitération des fricatives se perd dans la tension entre la nasale et l’occlusive.

« Adam’ SCAM »

L’œuvre de Sébastien Loghman participe à la fois au mythe d’un cyberespace transcendant et à sa déconstruction. Elle en exploite les possibilités tout en en détournant subtilement les dispositifs.

Ainsi, très rapidement, l’interactivité, dont le caractère séducteur a joué fortement dans notre adhésion, se révèle être un simulacre. Une illusion. La femme, qui jamais ne dévoilera son visage, reste impassible à notre présence. Si le dévoilement ou le réveil espérés ont assuré à la relation son dynamisme et alimenté l’illusion d’une véritable interactivité, leur report indéfini révèle son caractère illusoire. L’interactivité se défait, entraînant avec elle la singularité de l’expérience et l’effet d’immédiateté de la représentation. Si, comme le dit Baudrillard, avec le simulacre, « [il] ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie. Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel », la découverte de ses limites entraîne une déconstruction du simulacre lui-même. Le mythe se défait. Il ne s’agit après tout que d’un dispositif et d’une représentation dont l’efficacité ne doit pas nous berner à croire à une absence de médiation.

C’est un regard nostalgique que nous devons petit à petit adopter sur une relation perdue à jamais, malgré les apparences. Ève ne fait rien d’autre que de nous tourner le dos, que de continuer à dormir et d’habiter ce monde qui est le sien, monde de pensée auquel nous n’avons pas accès, séparés que nous sommes par un écran d’ordinateur. Ève n’est qu’une montagne de code et nous sommes bel et bien hors de l’Éden, écartés à jamais du Paradis où la communication avec l’autre, qui se révèle maintenant impossible, était idéale. L’immédiateté et la présence de l’autre n’étaient qu’un simulacre et les effets d’un procédé médiatique. Et qui plus est, un procédé d’une grande pérennité.

Figure 2. Adam’s Cam

Adam’s Cam joue sur ce désir, régulièrement exprimé, d’animer l’inanimé et de rendre vivant ce qui est inerte et sans vie. Du Golem au monstre de Frankenstein, en passant par la création d’Ève à même les côtes d’Adam, les exemples sont innombrables et ils parlent éloquemment de cette volonté de donner vie ou de voir apparaître des formes de vie là où rien ne les laissait présager. Si la figure de la femme endormie tire sa source de la Bible et des mythes littéraires, le dispositif en lui-même est l’écho direct d’une séquence cinématographique, depuis longtemps célébrée. Celle au cœur de La Jetée de Chris Marker (1962).

Dans ce film, tout est statique, entre autres parce qu’il prend la forme d’un diaporama où des images fixes en noir et blanc se succèdent pendant qu’une narration en voix off raconte l’aventure singulière d’une homme qui se rend dans le passé corriger certains événements aux conséquences fâcheuses. Tout est statique et, en même temps, la magie du cinéma et d’une mise en intrigue étonnante nous amène à animer nous-même cet univers, à lui insuffler une vie qui n’est autre que la nôtre. Le film progresse et on oublie que ce ne sont que des images fixes qui se suivent, tout comme à la lecture d’un roman on oublie que ce sont de simples mots qui sont lus. Or, après plus de la moitié du film, un miracle semble se produire. La femme que l’homme rencontre et séduit est montrée dans un gros plan endormie. Elle sommeille et les images commencent à se fondre les unes dans les autres. Elle rêve et les plans se superposent. Puis, subitement, trop brusquement sans qu’on puisse l’anticiper, elle ouvre les yeux. Une séquence filmée de quelques instants à peine est insérée au milieu de ces images fixées et c’est l’apparition : l’inanimé s’anime. La femme ouvre les yeux et les effets de présence sont décuplés. Elle est là, vivante et tout à coup presque réelle. L’inattendu s’est produit. Quelque chose apparaît qui aussitôt disparaît, comme happé par le temps, et dans ce court intervalle entre les deux temps de l’absence, l’avenir et le passé, la présence s’impose à l’esprit.

Ce temps est bref, il ne dure que quelques secondes, car le film revient définitivement au défilement initial d’images fixes, mais son impact est grand. Il a créé un simulacre de présence. Un effet d’une grande force. Et il l’a fait avec des moyens d’une étonnante simplicité, puisqu’il n’a fallu après tout que greffer une séquence d’images en mouvement dans une suite d’images fixes. Insérée dans un environnement technologique appauvri, la séquence filmée est apparue comme un prodige, quand elle n’est après tout qu’usuelle. Mais sa singularité (seule séquence animée de tout le film), son événementialité (elle surgit quand on ne l’attend plus) et l’effet d’immédiateté qu’elle provoque (le film élimine d’un coup une couche de médiation à laquelle on avait dû s’habituer, provoquant une rupture) favorisent un extraordinaire effet de présence.

C’est un même type d’événement cognitif que produit Adam’s Cam, dont l’illusion d’une interactivité inattendue entraîne un effet de présence dans le cyberespace. Mais, à la différence de La Jetée, l’Ève de Loghman ne disparaît pas à la fin de l’événement. Elle reste là, silencieuse et endormie, sujette à des mouvements initiés par un spectateur fasciné, mais toujours présente. Le simulacre apparaît, opaque et menaçant, dans cette présence qui persiste tant qu’on ne choisira pas de passer à une autre page ou à un autre site. La présence continue de l’image vient défaire, comme un seuil qui n’est pas respecté, l’effet de présence que l’interactivité avait créé. Ève redevient une simple image et le mythe reprend de plus justes dimensions. L’œuvre ne s’efface pas derrière ses effets, mais reste malgré tout présente, ouvrant la voie à une appréhension critique de ses composantes.

La comparaison avec Le Jetée de Marker illustre bien que l’efficacité d’une représentation ne doit rien à la complexité du dispositif en jeu, mais dépend plutôt du contexte général de réception de l’œuvre, de l’horizon d’attente des spectateurs et des conventions qui guident sa saisie. Ce ne sont pas la complexité ou la nouveauté du média qui assurent son efficacité, mais son utilisation, c’est-à-dire les pratiques qu’il permet de générer et l’environnement des œuvres qu’il suscite.

Incident.net

Quel est l’environnement de Adam’s Cam ? Dans quel contexte la saisie de cette œuvre s’opère-t-elle ? Elle se fait dans un cyberespace où les corps et le nu ne cessent d’imposer leur loi. Adam’s Cam joue la carte du voyeurisme, de cette pulsion scopique qui nourrit littéralement le cyberespace. La pornographie, on le sait, est l’un des moteurs du développement du réseau Internet. Ils sont légions les sites qui proposent des corps dans toutes les poses imaginables, des femmes, des hommes et des enfants, photographiés, filmés et même directement accessibles à l’aide de webcams, de caméras numériques diffusant directement sur le réseau.

Avant d’avoir accès à la fenêtre où Ève rêvasse, le site de Loghman nous présente une page d’accueil qui identifie l’œuvre et qui nous donne le choix de l’interactivité dans laquelle nous voulons nous investir. Nous pouvons, de fait, choisir entre être un simple témoin (witness) ou espionner (spy). Deux modalités nous sont offertes, l’une passive, l’autre active. Les enjeux sont d’emblée définis : notre saisie de cette œuvre se fera sur le mode du voyeurisme. À nous simplement de choisir notre attitude : un peu plus en retrait, observateur passif d’une scène à laquelle nous ne participons pas ; un peu plus impliqué, tel un espion capable non seulement de regarder, mais d’agir et de susciter des réactions. Quoi qu’il en soit, Ève est toujours nue et vulnérable, toujours endormie et désirable, distante malgré tout, puisque retirée derrière une montagne de code.

Figure 3. Page d’accueil de Adam’s Cam

Ève est nue. Ce fait est au cœur d’un projet qui donne à l’œuvre à la fois son sens et sa légitimité. Adam’s Cam fait partie d’une exposition virtuelle intitulée « Le nu » et présentée sur incident.net. Ce site est une galerie virtuelle d’art hypermédiatique qui offre des dossiers et de multiples espaces de création artistique. Dans cette exposition, trente œuvres sont ainsi offertes, des œuvres où la nudité est traitée sur un mode tantôt humoristique, tantôt tragique, esthétique ou revendicateur, mais toujours novateur. Classés par ordre alphabétique, Adam’s Cam est la première œuvre répertoriée. Son dispositif s’inscrit donc dans un espace consacré à la nudité et aux modalités de représentation du corps. Et il en exprime bien les enjeux. Si « [le] statut de la nudité a évolué au cours des âges », signale le texte de présentation du dossier, elle « a souvent été le symptôme de notre ambivalence par rapport aux images; entre la pureté d’un corps d’avant la chute et la déchéance d’un corps se couvrant de feuilles ou de lambeaux d’étoffes. » Adam’s Cam joue justement sur cette chute : son Ève n’est pas représentée debout, mais étendue, à même le sol. Elle ne nous fait pas face, n’ayant rien à couvrir dans sa pureté; elle nous tourne en partie le dos, dissimulant son visage, comme si elle avait bel et bien quelque chose à cacher. Le corps pur et nu n’a rien d’érotique, rien ne l’a marqué, rien ne le distingue de la nature qui l’entoure. Mais le corps en partie caché, le corps vêtu appellent au dévoilement et, par conséquent, à l’affirmation d’un désir et à la recherche d’effets de présence. La déchéance, en termes bibliques, est le prélude au désir.

Seule, entre toutes les femmes, Ève a expérimenté les deux états. Le premier, édénique, était marqué par un corps sans signes ni tabous, par un corps neutre, semblable à celui de tout autre être vivant du Paradis. Dans le second état, humain, le corps se distingue. C’est un corps qui n’a plus rien de pur, un corps que la culture construit. Il est recouvert, transformé, paré et, surtout, il est sexué. Par moments, on pourrait même croire qu’il n’est plus que cela. C’est un paradoxe ancien que le corps nu s’efface au regard, tandis que le corps caché ne cesse de se montrer.

En construisant d’emblée la saisie de son œuvre comme acte de voyeurisme (witness/spy), Sébatien Loghman joue sur cette modalité fondamentale du corps sexué. Or, rien n’assure un effet de présence comme l’apparition d’un corps sexué, d’un corps par conséquent qui fait de sa nudité non pas un état naturel mais un spectacle et un signe. Les effets de présence ressentis lors de l’interactivité initiale reposent sur la nudité relative d’Ève, sur les possibilités qu’elle se retourne complètement et qu’on aperçoive enfin son visage et son corps, son buste, tout ce qui est dérobé. Dès l’instant où nous promenons le curseur sur son corps, cherchant à la faire réagir, se réveiller ou se dévoiler, nous sommes devenus des voyeurs, espérant le moment où le dissimulé sera révélé, comme si le sens de l’œuvre devait dépendre de cette divulgation. L’efficacité du dispositif repose sur la dynamique développée par toute quête herméneutique. L’anticipation d’un retournement – tant au sens littéral que narratif du terme! – assure à la représentation son événementialité et son immédiateté.

Adam’s Cam reconduit, ironiquement, le mystère de la femme. À manipuler la souris, on ne sait véritablement si l’on parviendra à découvrir ce qu’il faut faire pour qu’elle se révèle et réponde enfin à nos demandes. L’œuvre exploite aussi à dessein le voyeurisme qui en est le principe. Elle en surdétermine même la fonction. Ainsi, l’œuvre ne figure pas uniquement sur le site d’incident.net; elle est aussi répertoriée sur webcamworld.com, un site qui héberge des webcam. Adam’s Cam y fraie avec des sites consacrés, pour une grande part, à de la pornographie en ligne.

L’œuvre s’est encanaillée. Sur le portail de webcamworld.com, en effet, l’offre est explicite : une myriade de webcams érotiques sont proposés et nous avons l’embarras du choix. Toutes les images disponibles n’ont pas une orientation pornographique, le portail donne accès à des webcams du monde entier, répartis par continents, mais la grande majorité des sites offerts proposent des images explicites. Ève est perdue dans une masse de corps. Sa nudité ne fait pas que rivaliser avec celle des projets artistiques d’incident.net, elle s’inscrit dans une offre globale qui n’a plus rien d’artistique. Et il n’y a pas à se méprendre, sa présence y est voulue : Adam’s Cam a été inscrit sur le site par un dénommé Adam, nul autre que Sébastien Loghman lui-même.

Dans le web art, les artistes ont souvent exploité des stratégies d’infiltration, jouant avec les limites institutionnelles de leurs œuvres. L’utilisation critique des codes de la pornographie, par exemple, participe pleinement de ces stratégies qui brouillent les limites entre l’art et le non art. Comme le dit Joanne Lalonde, « plusieurs œuvres hypermédiatiques parmi les plus visitées exploitent ouvertement la curiosité visuelle libidinale du spectateur. Leur succès repose principalement sur deux éléments: le contenu à caractère sexuel et la transmission en continu 15. » Des sites mentionnés par Lalonde, tels que Jennicam et Anacam, qui ont diffusé en continu des images de la vie de ces artistes, Cup Cake ou même Digital Diaries, exploitent sciemment la frontière entre l’artistique et l’érotique. La présence de Adam’s Cam sur le site de webcamworld.com participe d’une stratégie d’infiltration complémentaire, cherchant cette fois non plus à réintégrer le monde de l’art après avoir frayé aux limites de l’industrie pornographique, mais à quitter le monde artistique afin de se dévoyer dans le milieu des webcams érotiques. En s’annonçant sur webcamworld.com, Adam’s Cam entreprend de perdre son aura, cette aura qu’un site comme incident.net était parvenu sans peine à lui attribuer. En se mêlant à la masse des webcams, en rendant son Ève anonyme, Loghman entreprend de passer l’épreuve ultime, qui consiste à faire prendre des vessies pour des lanternes, à faire prendre par conséquent une représentation pour une situation de communication authentique. Ève est-elle l’égale des Lolita et Pamela dont les charmes sont offerts sans retenue? L’expérience qu’elle offre se compare-t-elle à celle des autres? Qu’est-ce qui distingue en fait Adam’s Cam des webcams ordinaires?

La réponse est claire : c’est l’illusion d’interactivité. Dans une webcam érotique, il n’y a plus d’interactivité seconde. La fille est bel et bien présente à l’écran, reliée à l’ordinateur par un protocole de communication sophistiqué (une caméra numérique, une connexion téléphonique, un réseau de distribution d’information, etc.). Elle a sa propre intentionnalité et n’est plus une contrepartie fictionnelle du spectateur. Elle peut répondre aux questions et accepter de faire ce qu’on lui demande, mais elle est vivante et n’est pas soumise aux commandes de l’ordinateur. Contrairement à Ève, elle ne dort pas, son visage n’est pas caché; au contraire, il est découvert, comme bien souvent le reste de son corps. Ce n’est plus de l’interactivité, c’est de l’interaction. Ce n’est plus de la représentation, mais de la communication. Nous ne sommes plus en présence d’une œuvre, mais de la vie. La médiation ne s’efface pas, elle est surdéterminée. L’effet de présence est neutralisé car il y a tout simplement présence. D’autres effets peuvent apparaître, mais la présence s’impose comme réalité et, en cela, elle subsume tout procédé visant à en simuler l’existence. L’interactivité, dans sa forme seconde et sémiotisée, est la qualité qui identifie l’efficacité d’une représentation à imiter une interaction. Elle s’efface quand l’interaction reprend ses droits.

Pour qu’une figure soit présente et s’impose à l’esprit, pour que ses effets de présence soient notables, il faut de l’absence et non une présence banalisée, de moins en moins prégnante. La figure est un signe complexe qui, comme tout signe, tient lieu d’un objet dont elle actualise l’absence, tout en donnant l’illusion de sa présence. Mais cette présence est symbolique, elle est une construction imaginaire. L’Ève de Sébastien Loghman est une figure. Il n’y pas de femme de l’autre côté du code et de l’écran relié qui lui donne une forme et lui assure ainsi une présence, il n’y a qu’une représentation, un ensemble de signes.

Cette Ève est une figure qui se laisse désirer et qui nous demande de nous investir dans le désir de la manipuler, voire de la maîtriser. Et le fait qu’elle ne cesse de se défiler, refusant de quitter le domaine des rêves qui est le sien, lui assure une grande prégnance. Rien n’est plus présent que ce qui se laisse désirer. C’est la loi de l’imagination que d’avoir horreur du vide.

L’Ève de Loghman a la force des figures qui envoûtent et obsèdent. Et elle a la fragilité des figures qu’un rien peut faire disparaître. Il suffit que le dispositif de représentation vienne à connaître des ratées (pellicule endommagée, communication interrompue ou bogue informatique) pour que sa présence s’estompe et que l’événement de son apparition soit rabattu au rang de simple souvenir.

Les effets de présence sont fragiles comme les figures qui en représentent le mieux les résultats. Les procédés ne donnent pas à tout coup les résultats escomptés et leurs effets s’émoussent en peu de temps. Mais leur impact est grand et il est au cœur de la fascination continue pour toutes les formes de représentation, des plus traditionnelles (la littérature) aux plus modernes (le numérique). Une fascination pour les figures, pour ces êtres de pensée qui miment, dans un théâtre imaginaire, nos propres désirs et pulsions. Or, comme j’ai cherché à le montrer, cette fascination dépend non pas des moyens techniques et des dispositifs utilisés, même si de nouveaux permettent d’en renouveler le jeu, mais de la capacité des formes projetées de porter des éléments de signification ou, plus largement, du sens. Elle dépend des récits qu’on se fabrique et des mythes auxquels on est prêts à croire.

La part du corps

Quel rôle joue le corps dans le mythe de la présence auquel le numérique nous convie? « Si la création artistique est une mise à nu », s’interroge incident.net : [si elle est] un dévoilement et un voilement dans un seul et même geste, où se trouve aujourd’hui notre nudité? Que devient le nu lorsque le corps peut être industriellement cloné et que les nanotechnologies investissent notre chair? Quelle est la relation entre la nudité généralisée et cette autre forme de mise à nu à laquelle l’expérience esthétique nous convie?

Le vingtième siècle a mis le corps en scène. Il l’a porté à l’écran, il l’a peu à peu dénudé, puis montré sous ses aspects de plus en plus privés et secrets. Il l’a violenté et marqué, il a abusé de ses atours et il a fait de ses transformations, les unes souhaitées, les autres redoutées, un spectacle de tous les instants.

Le corps est notre unique réalité. Il est, pour les uns, l’incarnation de la conscience et, pour les autres, notre ultime seuil, ce dont nous ne pouvons nous libérer, malgré toutes les fictions contemporaines. Si les arts du XXe siècle ont innové, c’est bien en ouvrant la représentation aux fictions du corps sexué. C’était la dernière frontière : la peau, le corps, l’acte sexuel, la jouissance, la transmission de fluides. Toutes ces choses qui ont longtemps été cachées et dont l’érotisme signale l’apparition, dans des effets de présence d’une étonnante efficacité. Si un auteur comme William Gass a pu se plaindre de la pauvreté du vocabulaire sur le corps et la sexualité, ironisant sur le fait qu’il y avait plus de mots pour désigner les types d’oiseaux que pour décrire la relation sexuelle, la fin du siècle a pris ses réprimandes au sérieux et a multiplié les représentations. En fait, le corps est devenu le sujet imposé. Il n’est plus caché; au contraire, on ne cesse de l’exhiber, jouant sur son aptitude à attirer l’attention, dès l’instant où sa présence est fragilisée. Montrer le corps, c’est inscrire son dévoilement comme événement. C’est jouer le jeu, même s’il devient par moments grossier, de l’apparaître et du disparaître, de la présence et de l’absence, d’un regard qui se surprend à voir surgir nu ce que la société habille afin de le protéger.

Comme le signale Jean-Jacques Courtine, dans l’introduction du troisième tome de l’Histoire du corps :

[…] jamais le corps humain n’a connu de transformations d’une ampleur et d’une profondeur semblables à celles rencontrées au cours du siècle qui vient de s’achever […], jamais le corps intime, sexué n’a connu une surexposition aussi obsédante, jamais les images des brutalités guerrières et concentrationnaires qu’il a subies n’ont eu d’équivalent dans notre culture visuelle, jamais les spectacles dont il a été l’objet ne se sont approchés des bouleversements que la peinture, la photographie, le cinéma contemporains vont apporter à son image.

Les dispositifs, on le sait, se sont multipliés qui ont transformé le corps en une matière privilégiée, témoin des bouleversements que les médias et la société dans son ensemble ont connus. L’importance de plus en plus grande accordée à l’image, fixe ou animée, a surdéterminé une représentation de plus en plus explicite du corps. Or, le numérique et le cyberespace n’ont rien fait pour atténuer cette adéquation. Au contraire, le régime de l’image et du regard y est même entré dans une nouvelle mutation : à l’accessibilité sans fin d’Internet correspond une surabondance, une surexposition du corps érotisé. La banalité est en train de s’imposer comme modalité d’appréhension. Et ce sont les effets de présence qui s’atténuent. Or, la banalité grandissante du corps érotisé ouvre la voie à deux développements opposés, dont notre modernité témoigne sans peine : d’une part, à une exacerbation de ce corps, soumis à des torsions de plus en plus grandes et à une logique de l’apparaître poussée à son paroxysme; et, d’autre part, à une logique renforcée du disparaître, où le corps est de nouveau tabouisé.

Dans le contexte de cette polarisation, la dormeuse de Sébastien Loghman marque un étonnant temps d’arrêt. Elle nous rappelle à ces vérités simples que le régime de l’image nous fait oublier dans sa logique de la monstration : qu’il n’en faut pas beaucoup pour attirer le regard et que les dispositifs les plus simples sont parfois les plus efficaces. Son Ève est une femme qui nous échappe malgré sa très grande vulnérabilité. Et on la désire d’autant plus qu’elle se refuse à nous. À quoi rêve-t-elle? Dans quel labyrinthe de pensées s’est-elle enfuie? Tente-t-elle de retourner dans cet Eden dont elle a été chassée?

La fenêtre de l’ordinateur qui s’ouvre sur sa couche apparaît comme un parfait équilibre entre présence et absence, entre ce qui est offert et ce qui est refusé. Et c’est sur cette tension que sa nudité devient une expérience esthétique. Une femme rêve et c’est nous qui musons. La présence est, on ne peut en douter, l’effet qu’un spectateur, absent à lui-même, ressent quand son esprit capte une étincelle de vérité ou de vie, là où il n’y avait à priori que des pixels.

Article dans VICE – the Creators Project

Pierre Berthelot Kleck

En mélangeant stop motion, film classique et costumes et univers détonants, [IchRU] captive et nous pousse à la réflexion sur les dérives de la consommation à l’ère informatique.

Article dans la revue Protée (CANADA)

Bertrand Gervais et Mariève Desjardin

Adam's CAM de Sebastien Loghman dans la revue Protée (CANADA)

LE REGARD D'ADAM ET LA MAIN DE L'INTERNAUTE

Adam's Cam, l'œuvre de Sébastien Loghman de 2005, met en scène une dormeuse, une femme qui nous échappe malgré sa très grande vulnérabilité. La fenêtre de l'ordinateur qui s'ouvre sur sa couche apparaît comme un parfait équilibre entre présence et absence, entre ce qui est offert et ce qui est refusé.
Et c'est sur cette tension que sa nudité devient une expérience esthétique. Mais nous pouvons, à l'aide d'un curseur, la faire réagir. Elle ne se réveille jamais, son sommeil est simplement perturbé par nos manipulations, et. elle n'offre à notre regard que sa figure endormie en partie dissimulée par un drap ainsi que l'angle de la caméra. r interactivité nous permet de manipuler l'image, de faire réagir le corps qui y est reproduit. Comme le suggérait Tisseron, l'image est une surface que l'on peut transformer avec ses mains.
L'oeuvre de Loghman est d'une grande simplicité, du moins en apparence. La fenêtre du fureteur est entièrement noire, sauf pour un rectangle en son centre, une fenêtre enchâssée de teinte sépia, où l'on voit une femme nue étendue sur un drap. Elle est photographiée en plan américain, l'on ne voit que le haut de son corps, son tronc, sa tête et ses bras.
Elle dort sur le ventre et son visage nous est caché.

SUITE DU TEXTE
L’image, elle aussi, est d’un grand dénuement. Le mur du fond est anonyme, et aucun accessoire n’est présent qui pourrait permettre de dater la scène. Nous sommes face à une représentation minimale.
Une femme nue est couchée et endormie; nous n’en aurons pas plus. Les seules informations disponibles ont révélées par une ligne de texte sous la fenêtre de l’image. Or, ce sont nos propres déterminations patio-temporelles qui sont affichées. Nous voyons, écrits en rouge sur fond noir, l’heure exacte de notre visite sur le site ainsi que le jour, la date et l’année.

Un étonnant effet de présence surgit quand, avec la souris, on fait passer le curseur sur l’image. La flèche habituelle des fureteurs se métamorphose en un très discret faisceau, qui semble inspiré des logiciels de traitement de l’image. immobilité de la femme est rompue quand, subitement, à l’aide du curseur, nous cliquons sur son cou ou sur tout autre partie de son corps. La dormeuse s’éveille légèrement, elle se déplace. L’inanimé s’anime. On parvient discrètement à perturber son sommeil, l’amenant à se mouvoir, à allonger le bras ou à se mettre sur le ventre. Sous la pression d’un doigt, on l’incite à se lever sur ses avant bras, avant de se laisser retomber. Les mouvements sont peut-être irréguliers et il faut un certain temps avant de les constater, mais ce sont nos déplacements de souris qui l’animent, ce sont nos gestes qui la poussent à se tortiller sur sa couche.
Sa vulnérabilité – son sommeil est entre nos mains -la rend captivante. Et l’absence de déterminations spatio-temporelles (où est-elle? d’où vient-elle? où sommes-nous?) nous incite à nous investir, à combler cette absence avec nos propre déterminations. Nous re-territorialisons la scène, projetant sur ce monde nos propres données.
Ce temps est le nôtre, ce lieu est celui que nous souhaitons qu’il soit, ce qui accentue notre adhésion à cette représentation.
Cette femme ne peut être qu’Ève, la toute première femme. Le titre de l’ œuvre, Adam’s Cam, renvoie évidemment à la webcam d’Adam, ce que regarde le premier homme sur terre, ce qu’il parvient à enregistrer avec sa caméra numérique. Évidemment, si la webcam appartient à Adam, cette femme endormie ne peut être qu’Ève. En l’animant nous même à l’aide du curseur, nous nous mettons dans la position d’Adam, nous adoptons son regard, nous moulons nos intentions aux siennes.
La lentille de la caméra engage, on le perçoit sans peine, à une objectivation et à une érotisation du corps d’Ève. Elle ne fait pas que dormir, elle s’offre au regard, elle se laisse désirer, sa nudité est une invitation au voyeurisme. Si elle reste innocente en son for intérieur, le regard que l’on pose sur elle ne l’est pas. Il a été construit et il n’a rien de vertueux.
L’Ève virtuelle d’Adam’s Cam est une figure que nous voudrions manipuler à notre guise. Et l’interactivité de l’ œuvre nous incite à croire la chose possible. Nous pouvons bel et bien, d’un simple geste, animer ce corps, le forcer à se soulever de sa couche et le faire répondre à nos ordres. Comme toute figure, cette Ève apparaît comme un corps transparent, un corps lisse, qui peut répondre à nos fantasmes de démiurge. Bien vite, cependant, la figure se met à résister. Comme un corps réel, elle reste opaque et refuse de se plier à tous nos ordres. Elle ne se retourne pas, malgré nos demandes pressantes. Elle reste endormie, nonobstant toutes les mauvaises pensées que nous pouvons lui avoir envoyées. L’illusion de présence s’estompe et l’on devine finalement que cette webcam (Adam’s Cam) n’est rien d’autre qu’une supercherie (Adam’s Scam).
L’interactivité provoque des effets de présence qui dotent les corps virtuels d’une très grande désirabilité, de celle capable de faire fondre les strates de médiation pour laisser l’illusion à l’internaute qu’il est en présence d’un corps animé, d’un corps non seulement désirable, mais capable de répondre à ce désir.

Cette interactivité est au cœur d’un des mythes les plus importants du cyberespace. Car, grâce à ses dispositifs, on croit pouvoir procéder à des représentations d’une efficacité absolue et mettre en scène des corps virtuels qui passeront pour des corps réels et feront oublier les strates de médiation nécessaires pour les animer. L’interactivité est l’un des facteurs, avec l’immédiateté et la singularité, permettant de susciter des effets de présence d’une indéniable portée (Gervais, 2007b). Si les avatars et autres images 3D offrent des squelettes virtuels habillés de peau et de textures qui laissent croire à la présence d’une figure humaine, cette présence ne s’impose véritablement qu’à partir du moment où une interactivité intervient. Elle est une illusion qui accentue les effets de projection et d’identification des internautes.

CONCLUSION: LE CORPS MIS À NU

Soulages dresse une liste intéressante des représentations du corps contemporain: corps de la barbarie, corps marqué, corps culturel, corps historique et social, corps publicitaire, corps médiatique, corps habillé, sportif, sexuel, médicalisé, mort, nourri (2007: 18, 19). Nous assistons en fait à un spectacle permanent du corps. Et le cyberespace, pour qui le corps et la sexualité sont un moteur de son développement, n’est pas en reste. Les figures du corps y sont multiples et elles offrent aux internautes des mirages qui répondent parfaitement à leurs désirs et pulsions. Les corps virtuels du cyberespace sont en nombre infini, ils se laissent manipuler, transformer, voire construire de toutes pièces, même s’ils demeurent d’une très grande fragilité, puisque leur existence dépend de codes simples à modifier.
Pour Milon,« en plus de présenter un corps absent, le cyberespace l’accompagne d’un imaginaire fantasmatique» (2005: 36). La question est d’ailleurs de savoir: [. .. ] ce qui pousse la cyberculture à remplacer une réflexion sur le corps par un dispositif technologique dans lequel on utilise non pas le corps, mais des formes tronquées, falsifiées, épurées ou édulcorées du corps. (Ibid.)

On n’ira pas jusqu’à dire que la machine s’est emballée, mais le cyberespace offre un lieu propice à l’investissement imaginaire, aux projections de toutes sortes où la production et la réception des images ne se distinguent plus de façon nette, mais s’entrecroisent et se complètent. L’internaute est un manipulateur d’images. Il peut non seulement les télécharger, mais aussi les transformer, jouer avec leur transmission, les insérer dans des dispositifs interactifs et les rediffuser. Si l’image est un miroir, il en est un que l’on travaille avec les mains et qui réfléchit non plus une tranche du réel, mais un mouvement de notre imagination. Et il en va de même des corps virtuels: ce sont des corps, images sujets à toutes les transformations et, de ce fait, des fictions de corps, des simulacres que notre regard accueille avec un plaisir sans cesse renouvelé.

Livre Abécédaire du Web

Joanne Lalonde, éd. PUQ Numérique (CANADA)

Adam’s CAM de Sebastien Loghman est une œuvre qui fait comprendre cette portée du « hors-temps » ou « des temps de présents probables » qui ne demandent qu’à s’actualiser dans l’expérience de l’œuvre. Encore ici, l’évocation du filmique et du vidéographique est importante. À la source de cette œuvre se trouve le point de vue, un concept fondamental pour penser toutes pratiques artistiques. Ce point de vue se trouve incarné par la caméra, laquelle est nommée dans le titre mais invisible comme dispositif, cachée mais pourtant centrale.

C’est pourtant par elle que nous pouvons voir la séquence unique de l’œuvre, celle d’une femme allongée que l’on regarde dormir. Plus que jamais ici, ce point de vue s’incarne par le regard que porte le spectateur sur la scène jouée et rejouée en boucle, dans un présent éternel et inépuisable.

Métaphore originelle ou scène primitive, la naissance de l’homme dans la culture biblique, ce regard d’Adam porté par la caméra numérique devient une renaissance de l’image pensée dans un hors temps. Dans cette absence de repères temporels, il n’y a pas plus de passé que de futur, mais un continu infini, insistant sur le présent affectif du spectateur et sur son temps de réception qui devient alors le temps principal de l’œuvre.

Toute l’expérience esthétique se recentre donc sur celui-ci, sur son regard qui se substitue à celui d’Adam alors qu’il explore l’œuvre à travers une interface simple qui lui permet de faire bouger légèrement le personnage, lequel lui échappe en partie, car il ne se tournera jamais de son côté. Qu’il soit témoin ou espion (les deux modes de navigation proposés pour l’accès au site), l’internaute se trouvera face à son propre regard, dans lequel s’affiche en caractères rouges le temps présent de sa réception (Tuesday, 24 may, 2011, 11:51:06, 11:51:07, 11:51:08) égrenant une par une les secondes d’une éternité infinie quoique rendue abstraite par la frontalité du spectacle. Comme une insistance sur le moment présent dans une urgence de voir et dans une violence relative où on ne peut plus raconter de la même manière, le spectateur se trouve alors, rappelle Couchot, « entre deux temporalités antagoniques », oscillant et déchiré « entre le temps uchronique et le temps de l’Histoire » (2007, p. 279).

Livre Pratiques performatives, Body Remix

dir. Josette Féral - éd. Les Presses de l’Université du Québec (CANADA)

Pratiques performatives - En coédition avec les Presses de l’Université du Québec

Extrait :

L’Eve virtuelle d’Adam’s CAM est une figure qu’on voudrait manipuler à notre guise. Et l’interactivité de l’œuvre nous incite à croire la chose possible. Nous pouvons bel et bien, d’un simple geste, animer ce corps, le forcer à se soulever de sa couche et le faire répondre à nos ordres. Comme toute figure, cette Eve apparaît comme un corps transparent. Un corps lisse, qui peut répondre à nos fantasmes de démiurge. Bien vite, cependant, la figure se met à résister. Comme un corps réel, elle reste opaque et refuse de se plier à tous nos ordres. Elle ne se retourne pas, malgré nos demandes pressantes. Elle reste endormie, nonobstant toutes les mauvaises pensées que nous pouvons lui avoir envoyées. L'illusion de présences s’estompe et l'on devine finalement que cette webcam (Adam’s Cam) n'est rien d'autre qu'une supercherie (Adam's SCAM).

L’interactivité provoque des effets de présence qui dotent les corps virtuels d'une très grande désirabilité, de celle capable de faire fondre les strates de médiation pour laisser l'illusion à l'internaute qu'il est en présence d'un corps animé, d'un corps non seulement désirable, mais capable de répondre à ce désir.

Cette interactivité est au cœur d'un des mythes les plus important du cyberspace.

Car, grâce à ses dispositifs, on croit pouvoir procéder à des représentations d'une efficacité absolue et mettre en scène des corps virtuels, qui passeront pour des corps réels et feront oublier les strates de médiation nécessaires pour les animer.

L’interactivité est l'un des facteurs, avec l'immédiateté et la singularité, permettant de susciter des effets de présence d'une indéniable portée. Si les avatars et autres images 3D offrent des squelettes virtuels habillés de peau et de textures qui laissent croire à la présence d'une figure humaine, Celle présence ne s'impose véritablement qu'à partir du moment où une interactivité intervient. Elle est une illusion qui accentue les effets de projection et d'identification des internautes.

 

Articledans Le Journal des Arts

Exposition Jean Bonna, la fabrique du dessin - Guillaume Morel

Sebastien Loghman in le Journal des Arts

Extrait :

Parmi les jeunes artistes qui exposent dans la salle Melpomène, une mention spéciale peut être attribuée aux dessins monumentaux d'Antoine Desailly et à la vidéo interactive de Sébastien Loghman, Le Sommeil (prière de ne pas toucher), où le visiteur peut, en touchant l'écran, jouer avec une jeune femme endormie.

Article dans Lunettes Rouge - Le Monde

Marc Lenot

Extrait :

... trois vidéos se distinguent :

Le Sommeil, de Sébastien Loghman est une vidéo interactive où, en touchant l'écran, en le massant du bout des doigts, on fait bouger une belle dormeuse nue, qui se retourne et s'étire. Sait-elle qu'on la voit, qu'on la touche ? Jouissif !

Article dans L'Orient Le Jour (LIBAN)

Exposition Beyrouth Utopie

Sebastien Loghman dans L'Orient Le Jour - Liban

Extrait :

Onze regards artistiques qui n'ont rien de convenu, dont on retient surtout celui de Sébastien Loghman, qui cherche à travers une série de photos numériques de différents halls d' immeubles à exprimer la diversité de la société libanaise. Tandis que dans un autre registre, celui de la mémoire, du temps et de ses fluctuations, il présente Un endroit où se cacher, un travail qui s'approprie un vieux baril rouillé, symbole de la guerre, pour en faire le thème d'une «sculpture-vidéo ».

En se penchant pour regarder dans le trou du tonneau, le spectateur voit d' abord l'image d'un garçon qui s'engloutit dans l'eau pour réfléchir, ensuite celle d'un jeune adulte. Évocation d'un mythe, celui du reflet de l'avenir dans l'eau du puits, cette oeuvre monlre le nouveau visage - plus mature ? - d'une ville, ou peut-être de ses citoyens, qui ont grandi à l'ombre de la guerre.